À l'occasion de chaque nouvelle traduction ou adaptation, le roman refait son apparition sur la liste des best-sellers internationaux. Un millénaire après son écriture, c'est un exploit. Mais le fait qu'une femme ait pu, à cette époque, avoir l'audace d'imaginer et d'écrire ce qui constitue le premier roman psychologique de l'histoire en est un plus extraordinaire encore.
Dans un Japon contemporain fustigé pour son absence de progrès –voire sa régression récente– en matière d'égalité des sexes et d'émancipation féminine, l'histoire de Murasaki, sorte de «Jane Austen médiévale», prend une résonance particulière. On ne connaît que peu de détails sur sa vie mais l'écrivaine n'en demeure pas moins une présence omniprésente et familière au pays du Soleil-Levant: son portrait illustre même le verso du billet de 2.000 yens.
Murasaki Shikibu ou «Lady Murasaki» (née vers 979 et morte vers 1016) était dame d'honneur à la cour impériale du Japon à Kyoto (alors Heian-kyō), durant la période de Heian.
Murasaki, dont le nom de naissance était vraisemblablement Fujiwara no Kaoriko, a commencé la rédaction de son roman, Le Dit du Genji, peu après l'an 1000. Son sort et sa position auraient pu paraître enviables à n'importe laquelle de ses contemporaines européennes bien nées, auxquelles l'apprentissage de la lecture et de l'écriture restera interdit encore longtemps.
Statue de Murasaki Sikibu, première romancière de l'histoire, à Kyoto. | Richard Murdey via Flickr
Il faut dire que la future Dame Murasaki a très tôt montré des velléités de résistance aux normes. Enfant, elle a appris le chinois, langue écrite officielle du gouvernement à partir du VIe siècle –alors interdite aux femmes. Ayant perdu sa mère jeune, elle a probablement tissé des liens forts avec son père, Fujiwara no Tametoki. Ce proche de l'empereur (le clan Fujiwara domine la politique de l'époque de Heian) était à la fois poète et gouverneur de la province d'Echigo (actuelle Niigata). C'est lui qui a facilité à la jeune Kaoriko l'accès à une éducation usuellement réservée aux hommes, encourageant sa vocation future.
Bon sang ne saurait mentir: la famille compte de nombreux écrivains. Et tous de sexe masculin. Mais Fujiwara no Kaoriko, future Murakasi Shikibu, va s'imposer comme la plus célèbre d'entre eux.
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Un monde à part
Vers l'âge de 20 ans, Kaoriko épouse un homme aussi âgé que son propre père. Elle donne naissance à une fille avant que son mari décède. Vers 1005, Lady Murasaki rejoint la cour en qualité de dame de compagnie et tutrice de l'impératrice.
C'est à cette époque qu'elle commence à rédiger son «journal», mais elle travaille déjà depuis plusieurs années sur le Conte du Genji ou Dit du Genji (Genji Monogatari). Sans doute s'agissait-il d'une commande, car le coût du papier et de l'encre nécessaires à la complétion de l'œuvre (1.100 pages, cinquante-quatre chapitres) devait être considérable.
Dame Murasaki, une «Jane Austen médiévale» dont l'œuvre délicate a parfois été comparée à la Recherche de Proust. Paravent resprésentant une scène célèbre avec des personnages déguisés en papillons, au Musée national de Tokyo. | Anguskirk via Flickr
Depuis le VIIIe siècle, le pays est dirigé dans cette cour centrée autour de l'empereur (la dynamique changera au XIIe siècle, quand les samurai imposeront un shogunat). La littérature de l'époque, rédigée par des aristocrates et destinée à être lue par des artistocrates, chronique la vie à la cour. Kyoto, peuplée d'environ 100 à 150.000 habitants, est alors dix fois plus grande que Londres. Mais du quotidien du citoyen moyen (le Japon en compte 5 millions), on ne sait que très peu.
On comprend à la lecture du roman de Murasaki que les gens qui y vivaient ne s'aventuraient que rarement au-delà des murs du palais impérial. Les interactions entre différentes classes sociales étaient quasi inexistantes, surtout pour les femmes. Mais le Genji ainsi que le journal de Dame Murasaki offrent un point de vue éclairé sur le mode de fonctionnement politique et social de la société régnante au Japon à l'ère de Heian.
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Les monologues du Genji
Genji Monogatori a été écrit en caractères kana, écriture phonétique japonaise réservée aux femmes. Murasaki l'a donc écrit pour un lectorat féminin. Le héros de ce roman-fleuve qui compte plusieurs centaines de personnages secondaires est le prince Genji.
Fils d'empereur qui n'accédera jamais au trône, Hikaru Genji (Hikaru signifiant «brillant» et Genji faisant référence à son rang) est un poète et esthète accompli, réputé pour son éblouissante beauté. Si beau, assure Murasaki, «qu'un sourire de sa part peut vous faire croire que tous les problèmes du monde ont été résolus»!
Le prince Genji dessiné par Utagawa Kunisada II, gravure du XIXe siècle. | Utagawa Kunisada II via WikiArt
Les tourments intérieurs qui déchirent ce grand séducteur sont au cœur de l'intrigue. Murasaki Sikibu est «le premier écrivain japonais à exploiter le long monologue intérieur comme technique narrative. Quand il surgit, on se retrouve à écouter directement les pensées du personnage», explique le professeur de littérature japonaise Royall Tyler. «Aucune œuvre japonaise n'avait jusque-là égalé la grandeur [du Genji Monogatori], et aucun ne l'a égalée depuis. Dès la première décennie du XIe siècle, le roman s'est imposé comme le plus grand classique japonais.» Une traduction en japonais moderne par l'écrivaine Yosano Akiko en 1913 permit au roman d'être (re)découvert par un grand nombre de Japonais.
Le Dit du Genji propose également une fine analyse des mécanismes politiques de l'époque, de la pratique et de la place des religions dans la société Heian ou encore de l'influence de puissances voisines comme la Corée ou la Chine.
En 1955, un numéro du Courrier de l'Unesco («La Femme est-elle un être inférieur?») rendait hommage à l'avant-gardisme de l'écrivaine dans un article intitulé «Idées courtes, cheveux longs»: «Le grand mérite de Murasaki fut d'avoir innové en substituant au roman fabuleux et merveilleux un romanesque réaliste qui refléta tout son temps.»
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Un héros raffiné, violeur et pédophile
Le prince Genji est un être délicat, qui maîtrise aussi bien l'art de la calligraphie que celui des parfums. Mais ses valeurs morales ne correspondent pas vraiment aux attentes de notre époque: encore adolescent, le prince noue une relation avec sa belle-mère, dont naîtra un enfant qui passera pour l'enfant de l'empereur.
Il tombe ensuite amoureux de la nièce de sa maîtresse (toutes deux ressemblent à la mère du héros, dont il ne s'est jamais remis de la mort). Elle n'a que 10 ans; il la prend sous son aile, l'adopte en quelque sorte, avant d'en faire rapidement sa maîtresse. «Ce serait un choc, bien sûr», écrit Dame Murasaki quand son personnage prend la décision de séduire l'enfant.
Le Genji, esthète sensible et amant brutal dans le film d'animation Genji Monogatori de Gisaburō Sugii, 1987. | Capture d'écran BobSamurai Anime Reviews via YouTube
En parallèle, il multiplie les conquêtes, de force s'il le faut. La nonne Jakucho Setouchi, à qui l'on doit une traduction en japonais moderne qui relança la popularité du livre, offre dans cette interview au New York Times un point de vue tranché sur le comportement du prince: «C'étaient des viols, pas de la séduction!»
Les personnages féminins sophistiqués et relativement éduqués du roman, chevelure cascadant jusqu'au sol, corps engoncé dans de nombreuses couches de vêtements de soie, cachées des regards, n'avaient ainsi d'autre choix que de céder à l'éblouissant, sensible et «irrésistible» Genji. Une ambivalence exploitée dans les adaptations contemporaines du conte, notamment les mangas et films d'animation qui viennent régulièrement nourrir la popularité de ce roman à la place unique dans la littérature.